30

 

Arnold Wellman attendait sur la plage, face à l’océan. Son profil d’oiseau de proie se découpait sur le ciel tourmenté où roulaient de lourds nuages chahutés par le vent. La tempête s’annonçait.

Devant lui, en rouleaux conquérants, les vagues déferlaient, grises, chargées d’écume et de goémons, semblables à des géants fatigués qui s’en venaient mourir au terme d’un long voyage. Le jeu perpétuel de cette force essentielle qui s’anéantissait pour disparaître, absorbée par le sable, fascinait le vieux renard de Vineyard. Il y voyait l’image de son propre destin, suivait de son œil bleu la mutation irréversible qui transformait cette puissance conquérante en une course liquide. Ainsi, la terre, sans effort, passive, avait le dernier mot.

Lui aussi s’écoulait. Il était désormais une chose impuissante qui attendait d’être absorbée par la terre. Dur apprentissage. Depuis cinq jours son corps l’avait lâché.

Le vendredi, le lendemain de son affrontement avec Victor Pevsner, il s’était réveillé privé de son mouvement. Les hanches et les genoux étaient soudés par un implacable alliage. Dan Morris s’était occupé de tout. Dès le premier jour, il s’était retrouvé tributaire d’un infirmier, un étranger à l’haleine forte qui s’occupait de lui comme s’il s’agissait d’un enfant handicapé. Seul son cerveau continuait sa course inaltérable.

La plage et l’océan l’attiraient maintenant. Sorti du lit, porté, lavé, nourri et installé, il s’éloignait sur son fauteuil, s’amusant presque de la découverte de ce nouvel espace. Lui qui n’avait jamais conduit, s’appliquait à contrôler sa route. Des boutons sous ses doigts le faisaient avancer, tourner ou reculer comme une mécanique. Des ouvriers étaient venus. Ils avaient transformé son environnement, dessiné un long cheminement de pierres et de ciment, qui prévoyait son parcours, et bornait sa liberté. Depuis trois jours, il s’en allait seul en direction de l’océan, semblable à ces tortues à peine écloses qu’attire malgré elles la proximité de cette force originelle.

Il restait ainsi pendant des heures, prisonnier de son fauteuil orthopédique, parcourant du regard l’immensité mouvante de l’océan, tandis que sa mémoire s’efforçait de reconstituer le puzzle dispersé de ce qui avait été sa vie.

Là, entre ciel, sable et océan, aurait lieu l’ultime explication. Une ombre bougea dans son dos, et il sentit la présence de Victor Pevsner. Il se refusa au moindre mouvement. Qu’il vienne et qu’on en finisse, se dit-il avec hargne, je ne veux pas de sa pitié.

Pevsner descendit les quelques marches qui le séparaient de la plage, franchissant le sable sec à grandes enjambées. Debout face au vieillard, il tenait, roulé dans la main, le cahier à couverture bleue.

— Vous n’aviez pas besoin de venir jusqu’ici pour me l’apporter, dit Wellman, vous pouviez me l’envoyer.

Victor Pevsner le regardait avec intensité. L’image de cet homme assis sur son fauteuil d’infirme ne le surprenait pas vraiment. Il ne ressentait envers lui ni pitié ni compassion, mais cherchait à comprendre pourquoi le destin avait préservé la raison de celui qui avait été au centre de la plus impitoyable destruction de cerveaux pour le réduire à cet état de dépendance physique. Juste retour des choses ? Il déplia le cahier bleu, en fit tourner les pages avant de l’enrouler à nouveau et de le garder dans la main comme un objet sans importance.

— William Ashby a été enterré mardi au cimetière de Highgate, à deux pas de Dickens et de Karl Marx. Triste journée et triste cortège, il pleuvait sur Londres mardi, et la cérémonie n’a pas duré plus de vingt minutes. Il y a eu un discours, prononcé par un vieux professeur de je ne sais quel institut ; j’ai assisté à la descente du corps de celui qui a été votre successeur au sein du collège. Que Dieu ait son âme ! Jessy Flanagan se trouve en ce moment sous surveillance dans une chambre de l’hôpital presbytérien de Los Angeles. Elle est finie, professeur, jamais plus elle ne retrouvera son laboratoire, car elle risque à chaque instant de basculer dans la démence. Quant à moi, il se peut que je sois aussi marqué, seul l’avenir nous le dira. Le bilan est sans appel, professeur Wellman. Les Titulaires n’existent plus, et vous êtes le seul à rester intact dans votre intelligence. Curieuse parabole qui fait de vous le premier et le dernier Titulaire, vous ne trouvez pas ?

Arnold Wellman esquissa un geste de protestation.

— Je ne suis plus un Titulaire depuis longtemps, dit-il, laissez tomber tout ça, Pevsner, qu’est-ce que vous êtes venu chercher ici ?

Victor Pevsner continua sans tenir compte de l’interruption.

— Quant à Carlson, il en a pris pour son grade lui aussi, sans parler de son technicien qui s’est fait descendre par un garde de Sukumi. Au total, cela fait une vingtaine de cadavres ou de cerveaux détruits dont vous êtes, que vous le vouliez ou non, le débiteur. Le comble, c’est d’avoir échappé à cette hécatombe alors que vous étiez dès le premier instant la seule victime désignée. Je souhaite que cela vous poursuive comme un cauchemar jusqu’à votre dernier souffle, professeur.

Arnold Wellman s’était raidi. Les lèvres serrées, le regard fixe, il accusa :

— Arrêtez de me mettre en cause, Pevsner. N’essayez pas de me culpabiliser, je ne suis pas responsable du délire de ce Japonais.

— Après le suicide de Sukumi, répliqua Victor Pevsner, nous avons passé son laboratoire au peigne fin. Il avait la manie de tenir un journal codé qu’il gardait en mémoire sur son ordinateur. Tout colle, professeur, finalement, il ne s’agit que d’un pitoyable fait divers, un fait divers à l’échelle des Prix Nobel. Oda Sukumi ne voulait qu’une chose, vous abattre, et vous savez très bien pourquoi. Vous étiez à ses yeux le dernier symbole vivant de ce qu’il considérait comme le danger suprême, l’intelligence scientifique au service de l’impérialisme occidental. Vision de fou peut-être, mais vision logique. Il était décidé à détruire tous ceux qui vous entouraient jusqu’à ce que vous acceptiez de vous offrir à lui comme une victime consentante. Il n’a commis qu’une seule erreur, il vous a doté d’une certaine humanité et n’a pu un seul instant imaginer que vous pourriez laisser mourir vos amis sans réagir.

— Laissez tomber, Pevsner, lança Wellman irrité, tout ça est terminé, je ne veux plus en entendre parler.

— Non, professeur, ça n’est pas terminé. Nous avons retrouvé dans son coffre plus de trente cassettes sur lesquelles sont enregistrées les images mentales de savants et de chercheurs venus de tous les horizons. Sa méthode était très simple. En le filmant, il marquait le cerveau de ses visiteurs, et les mettait à la merci d’une banale fréquence qui pouvait les faire basculer dans la folie n’importe quand. J’ai apporté la liste avec moi, je vais vous la lire...

— Arrêtez ! cria Arnold Wellman.

Victor Pevsner tira une feuille de papier d’une de ses poches, la déplia et commença la lecture.

— Joris Ackermann, neurophysicien, Paul Arnheim, biologiste, Nicolas Avedon, anthropologue, Ivan Babel, atomiste, Robert Bachum, neurobiologiste, Charles Calmette, physicien, Laura Jewinson...

— Arrêtez, je vous dis ! hurla Wellman.

Victor Pevsner leva le bras, tenant le papier entre ses doigts. Il le lâcha. Le papier s’envola en tourbillonnant, emporté par le vent.

— La cervelle de tous ces savants ne pèse pas plus lourd que cette feuille de papier, dit-il en conclusion.

Les deux hommes restèrent silencieux, enveloppés par le fracas des vagues et le sifflement de la tempête. Pevsner tenait toujours dans sa main le petit cahier bleu roulé.

D’une pression, Arnold Wellman fit pivoter son fauteuil,

— Passez-moi ce cahier, Pevsner, ordonna-t-il.

— Non, professeur.

Le physicien actionna à nouveau la manette de son fauteuil pour s’avancer vers lui.

— Attention, Wellman, vous allez vous enliser. Le génie scientifique de votre ami Hans Buschmeyer n’est pas en cause, mais ce cahier a beaucoup trop voyagé, et il est arrivé au bout de sa course.

D’un geste sec, il le déchira.

— Non, cria Arnold Wellman, vous n’avez pas le droit !

— Ce n’est pas un droit, Wellman, c’est un devoir, répondit Victor Pevsner en dispersant les morceaux du cahier. Vous assistez au dernier acte du Titulaire que j’ai été, un acte salutaire.

Le vent emportait au loin les bouts de papier, certains s’élevaient au-dessus d’eux, d’autres se plaquaient sur le sable humide, aussitôt engloutis par l’écume des vagues. Arnold Wellman assistait en silence à cette scène. Il ne saurait jamais ce que contenait le petit cahier bleu de Hans Buschmeyer.

Victor Pevsner se détourna lentement. Il remonta les quelques marches et s’éloigna, abandonnant l’homme de Palo Alto dans son fauteuil d’infirme, silhouette solitaire face à l’océan qui s’entêtait dans son tumulte.

La guerre des cerveaux
titlepage.xhtml
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_000.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_001.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_002.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_003.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_004.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_005.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_006.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_007.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_008.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_009.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_010.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_011.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_012.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_013.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_014.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_015.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_016.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_017.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_018.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_019.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_020.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_021.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_022.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_023.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_024.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_025.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_026.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_027.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_028.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_029.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_030.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_031.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_032.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_033.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_034.htm
Lenteric, Bernard - La guerre des cerveaux_split_035.htm